Déchiré entre omnipotence et respect profond pour le libre-arbitre de l’être humain…
Daniela GELBRICH, docteur en philologie hébraïque, enseigne l’Ancien Testament à la Faculté de théologie de Collonges-sous-Salève.
Un petit virus, le coronavirus, est entré dans notre monde et a pris en otage toute la planète. Il est venu de façon silencieuse, inattendue, brusque. Il a chamboulé notre réalité. Il nous confine. Il nous infecte. Il nous rend malade. Il tue quelques-uns d’entre nous. Il nous fait très probablement réfléchir sur nos vies, notre monde dans lequel nous vivons et sur Dieu parce nous sommes des chrétiens. Une fois de plus, le Dieu d’amour est mis au banc des accusés. Notre planète va mal et Dieu semble rester silencieux face aux cris d’un monde angoissé et tourmenté.
La Bible brosse le tableau d’un monde foncièrement complexe et celui d’un Dieu omnipotent et, en même temps, profondément respectueux du libre-arbitre des humains. La liberté de ses créatures semble être tellement précieuse à ses yeux qu’il était disposé à payer un prix fort pour qu’elle puisse rester une réalité inébranlable. Un petit tour d’horizon de l’univers biblique s’impose ici.
L’univers textuel de la Bible s’ouvre sur un des événements clés de la pensée biblique : la création. Dieu crée les cieux et la terre (Genèse 1.1). Il façonne l’être humain à son image (Genèse 1.26-27) et le place dans un jardin magnifique que l’humanité est invitée à cultiver et à garder (Genèse 2.15)[1]. Genèse 1 et 2 parlent d’une première phase de l’histoire de l’humanité qui est très bonne[2]. Ensuite, Genèse 3 brosse le tableau d’un événement tragique qui va bousculer la réalité du monde créé et celle de l’existence humaine. Un petit virus, le mal, va s’infiltrer dans le monde connu de l’être humain jusque-là et chambouler tout lorsque l’homme et la femme décident de faire confiance à la parole d’un étranger[3] qui gagne leur confiance en remettant en cause l’amour de Dieu. Les conséquences de cette rupture entre l’humanité et Dieu sont néfastes et englobent des virus, des bactéries, la violence, l’injustice, etc. Nous devons faire face à l’irrationalité du mal et d’un monde tiraillé entre le bien et le mal jusqu’à l’heure actuelle.
Dès lors, Dieu est en quête de l’humanité dans le but de rétablir cette relation brisée et sauver tout individu né dans ce monde. C’est son objectif. Le drame du salut s’inscrit dans un monde déchiré par la réalité du mal, du péché. Dans la perspective biblique, Dieu reste le propriétaire légitime de ce monde. Il est le créateur du monde mais il l’avait créé très bon. Le mal que fait ses ravages sur notre planète existe parce que la domination du monde est passée au serpent, à cet étranger qui a su convaincre les premiers humains à lui faire confiance et à croire à sa façon de voir Dieu.
Jean met en relief que le monde a été fait par le Christ mais le monde ne l’a pas connu quand il est descendu dans notre réalité ambivalente pour ramener l’humanité à lui. Il est venu chez les siens mais les siens ne l’ont pas reçu (cf. Jean 1.9-11). Autrement dit, depuis la rupture entre Dieu et l’humanité (cf. Genèse 3) le prince de ce monde domine sur la terre et le mal qu’il a introduit y détruit, déchire, laisse perplexe, terrifie. L’astre brillant, le fils de l’aurore, qui tombe mais vise à usurper la place Dieu en prétendant être Dieu (cf. Esaïe 14.12-14) fait trembler la terre, ébranle les royaumes, réduit le monde en désert, ravage les villes et ne relâche pas ses prisonniers (cf. Esaïe 14.16-17). Il veut prendre la place de Dieu, il se fait passer pour Dieu (cf. v. 13-14) tout en étant violent et égoïste. Il abuse de son pouvoir.
Les propos du Christ sont sans équivoque. Le Christ est honnête par rapport à ce monde dans lequel nous vivons : « Le prince du monde vient. Il n’a rien en moi » (cf. Jean 14.30) mais ce prince est féroce et brutal et fait tout pour consolider son emprise sur l’humanité. Le Christ précise que le prince de monde sera jeté dehors puisque lui-même, le Messie, sera cloué à une croix (cf. Jean 12.31 ; 16.10). Le prince de ce monde n’aura pas le dernier mot.
De l’autre côté, la Bible présente Dieu qui règne sur toute la terre. Le Psaume 47, par exemple, déclare que Dieu est un roi sur toute la terre (v. 3, 8). Il règne sur les nations (v. 9). La Bible dépeint Dieu comme omnipotent. Rien ni personne ne peut lui résister. Josaphat appuie cette réalité relative à l’omnipotence de Dieu face à la menace des Moabites et Ammonites en énonçant les propos suivants : « Eternel, Dieu de nos pères, n’es-tu pas Dieu dans les cieux, et n’est-ce pas toi qui domines sur tous les royaumes des nations ? N’est-ce pas toi qui as en main la force et la puissance, et à qui nul ne peut résister ? » (2 Chroniques 20.6). Une chose est claire : Dieu est omnipotent et le roi légitime de cette terre. En même temps, le Psaume 115.15-16 déclare que Dieu est le créateur de notre monde mais « il a donné la terre aux fils de l’homme ». En d’autres termes, Dieu a confié sa création à l’humanité. Tandis que le prince de ce monde s’accroche à et abuse de son pouvoir, Dieu partage son pouvoir avec l’humanité à laquelle il fait confiance de bien cultiver et garder la terre qu’il a créée[4].
Le serpent avait semé le doute par rapport à l’amour de Dieu (cf. Genèse 3.1-5). Les auteurs bibliques renvoient tous au fait incontournable que Dieu est amour[5]. Et le véritable amour et une vraie relation intime impliquent la liberté et donc le libre-arbitre de l’être humain. Puisque Dieu aime et respecte l’être humain de manière honnête et profonde, l’être humain est libre de cueillir le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal même si cet acte entraîne des conséquences terrifiantes et déchire le cœur de Dieu qui est prêt à en porter la responsabilité. Ce Dieu s’engage toutefois entièrement car le mal entré dans notre monde le perce et le tue quand il est cloué à une croix pour vaincre le prince de ce monde. L’amour implique la liberté et la liberté implique un risque. Et Dieu a préféré courir le risque d’être abandonné et blessé au lieu de priver l’être humain de la liberté. Et le risque qu’il a couru pour préserver la liberté nous invite tous à la responsabilité de nous laisser sauvés par lui.
Dieu a un respect profond et inébranlable pour notre libre-arbitre. Notre liberté sans laquelle le véritable amour n’existerait pas lui est tellement précieuse qu’il renonce à son omnipotence pour l’instant. La Bible dépeint un Dieu qui est le roi omnipotent de toute la terre mais dont les desseins restent un mystère pour nous. Il respecte la liberté de tout être humain et se trouve face à un monde qui lui appartient en propre tout en étant sous le règne du prince violent de ce monde. En dépit de cette situation compliquée, il reste le maître de l’histoire et il va mettre fin au mal un jour. Le mal a ses limites et n’a pas le dernier mot. Ceci reste un mystère.
La vie dans ce monde est très complexe et la Bible en est consciente. Le mal frappe fort et emmène le juste et l’injuste. Le mal arrive à ceux qui aiment Dieu comme il atteigne ceux qui ne l’aiment pas. Les prophètes sont ébranlés lorsqu’ils observent ce monde déchiré par le péché. Ils pleurent face à la souffrance, à la violence, à la maladie, à la désolation de la création. Dans leur univers de pensée, la malédiction (les conséquences de la rupture avec Dieu) dévore le pays parce que l’alliance éternelle est rompue. Et Dieu en est touché. Il est atteint. Il est au banc des accusés et à chaque fois que l’un de ses enfants meurt et souffre, il est visé en tant que père. C’est un Dieu d’amour qui aime jusqu’au bout, qui est dans la souffrance, dans la maladie, avec l’être humain, déchiré entre son omnipotence et son respect profond pour le libre-arbitre de l’humain. Il doit vivre cette tension complexe. Et cette tension dépasse notre entendement. Les aléas de l’histoire de l’humanité qui peut les sonder ? Nous ne pouvons pas tout expliquer ou comprendre mais nous pouvons faire confiance à un Dieu qui était là avant nous, qui est là et qui sera là jusqu’à la fin du monde. Malgré tout, il est le souverain du monde tenant le destin de l’histoire de l’humanité entre ses mains. Il est le premier et le dernier et le vivant (cf. Apocalypse 1.17). Il a vaincu la mort. Il est plus fort que le virus du mal. Rien n’est trop complexe ou trop difficile pour lui. Il est plus fort que le coronavirus.
En fait, le Dieu de la Bible est un Dieu qui n’est pas insécurisé par nos questions difficiles. Nous avons le droit de les poser. Il nous invite à répandre nos cœurs en sa présence, à nous confier en lui parce qu’il est notre refuge (cf. Psaumes 62.8). C’est vrai. Il se peut que Dieu reste silencieux[6]. Le prophète Habacuc s’écrit : « Jusqu’à quand[7], ô Seigneur ? J’ai crié, et tu n’écoutes pas. J’ai crié vers toi à la violence et tu ne secours pas ! Pourquoi l’oppression et la violence sont-elles devant moi ? […] Tu as les yeux trop purs pour apercevoir le mal, tu ne peux pas supporter la vue de l’affliction. Pourquoi, lorsque tu regardes les perfides, gardes-tu silence quand le méchant dévore le juste ? » (Habacuc 1.2 et 13[8]). Le prophète ouvre son cœur à Dieu. Il lui fait confiance. Et c’est un Dieu qui entend le cri d’un monde angoissé et tourmenté.
C’est finalement Dieu seul qui connaît l’issue de cette crise sanitaire à l’échelle planétaire. Nous avons perdu le contrôle de l’avenir et, en réalité, nous ne l’avons jamais eu. Grâce à la Bible nous savons que Dieu est le maître de l’histoire de l’humanité et qu’il maîtrise la complexité de notre monde. Il sonde les cœurs. Il est également le maître de nos bibliographies individuelles si nous le souhaitons. Malgré ses doutes et ses questions Habacuc s’accroche à Dieu en face d’un monde brisé et irrationnel. Il choisit la confiance malgré le fait que tout s’écroule et les acquis qu’il avait cru surs et certains s’effritent. Dieu est sa force et le fait marcher sur des lieux élevés (Habacuc 3.17-19). Dieu est notre seule constante que nous ayons sur cette terre. Il est digne de notre confiance, également et surtout en temps de crise.
[1] L’hébreu de Genèse 2.15 est curieux. Littéralement, il faudrait traduire : « Il le plaça dans le jardin d’Eden pour la cultiver et la garder ». Si on se passe de la vocalisation proposée en enlevant les suffixes 3 f.s., on pourrait également lire : « Il le plaça dans le jardin d’Eden pour adorer et obéir. » Les racines utilisées englobent la notion de cultiver et garder ainsi que l’idée d’adorer et obéir, c’est-à-dire de garder l’enseignement ou la loi de Dieu.
[2] L’adjectif « bon » structure Genèse 1. Il y est employé sept fois en culminant dans un « cela était très-bon » (v. 31). C’est Dieu qui déclare que ce qu’il crée est bon. Dans cette optique, il est juge. Il détient la clé pour évaluer ce qui est réellement bon.
[3] Genèse 3.1 met en scène un serpent qui parle. Jusque-là, c’était Dieu qui avait parlé, nouant une relation étroite avec l’humanité et l’homme qui avait pris la parole quand il avait rencontré sa femme. A partir de Genèse 3.1, un étranger (le serpent) propose son discours à l’humanité.
[4] L’être humain, façonné par Dieu lui-même qui « se salit » les mains en prenant la poussière de la terre et qui partage son souffle avec sa nouvelle créature, a été créé pour adorer Dieu, c’est-à-dire pour vivre en relation intime avec Dieu, pour vivre au rythme de sa loi. Dieu est un être relationnel. L’être humain, créé à son image, l’est également. Cette relation étroite entre Dieu et l’humanité est primordiale pour cultiver et garder la terre sans la détruire.
[5] L’Ancien Testament utilise le terme « khesed » (intraduisible) à profusion pour parler de l’amour, de la bonté, de la bienveillance, de la grâce, de la fidélité sans faille, de la loyauté indéfectible du Dieu de l’alliance. Le Nouveau Testament continue ce fil conducteur (cf. Jean 3.16 ; 1 Jean 4.9-10, 16-19 ; Romains 5.8 ; Jean 15.13 où le Christ dit qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis et le Christ donne sa vie librement. Toute sa vie dans notre monde déchiré était un don à l’humanité).
[6] Pensons à Job qui tâtonne au mur et ne peut pas comprendre ce qui lui arrive durant cette période existentiellement difficile et mentalement éprouvante. Dans le Nouveau Testament, Jacques se réfère à Job pour parler de sa patience et la fin que le Seigneur lui accorde, « car le Seigneur est plein de miséricorde et de compassion » (Jacques 5.11).
[7] Dans la Bible, c’est le cri d’un monde angoissé qui aspire au règne de Dieu (cf. Romains 8.19-22).
[8] Le verset 13 selon la traduction de la Bible de Maredsous.