Par David Vélez Sepúlveda | Revue Connectées, numéro 2, 2022
Hogla est confiné à domicile depuis plusieurs semaines. Encore une fois, elle veut et a besoin de rétablir son atelier, de se procurer son gagne-pain, dont la source, en raison des dernières circonstances pressantes qui s’étaient abattues sur lui, s’était tarie. Ses économies commençaient à diminuer de façon alarmante. Elle ne pouvait pas vivre de l’air. Il faudrait qu’elle reprenne du travail, et ce qui l’avait si bien soutenue, son atelier d’artisanat, avait été dissous, démantelé.
Par l’intermédiaire de son propriétaire, elle a découvert une magnifique place disponible, avec un emplacement imbattable. Elle a contacté le propriétaire et est parvenue à un accord raisonnable pour y installer son atelier, à une courte distance de l’emplacement de l’ancien atelier. Elle occuperait la vaste arrière-salle pour sa résidence et pour la zone de travail de son artisanat, et devant, elle avait une magnifique salle d’exposition, avec une bonne ventilation, une lumière indirecte vive, propre aux pièces qu’elle exposait au public et un espace confortable pour servir les clients qui voulaient toujours discuter, commenter les pièces qu’ils ont achetées ou une myriade d’autres choses. Et les clients potentiels ne seraient pas affectés par le rassemblement constant dû à la très bonne répartition de l’espace. Tout était prêt.
Hogla engagea les services des domestiques de la maison dans laquelle elle habitait, où elle avait établi son ancien atelier, et eux, amis personnels de l’artisane, acceptèrent volontiers de l’aider. Plusieurs nuits, après d’innombrables déplacements d’un endroit à l’autre, le nouvel atelier fut installé, avec toutes les machines que Hogla, au fil des années, avait accumulées. Les matériaux et les instruments de travail, les lutrins et les tabourets d’exposition, le petit comptoir où elle servirait personnellement la clientèle, bref, tout ou presque tout était prêt et installé. La nuit suivante, ils apporteraient les effets personnels de Hogla, son lit, sa commode, ses vêtements et ainsi de suite. Et ils installeraient la nouvelle enseigne avec le nouveau nom du nouvel atelier, dès qu’ils l’auraient reçue une fois qu’elle serait terminée. Les craintes croissantes ont atteint leur paroxysme.
Le lendemain, elle se présenterait à nouveau devant son public. Elle avait répété son petit discours un nombre incalculable de fois, essayant de répondre aux questions qu’elle savait que ses clients lui poseraient immanquablement. Elle n’avait rien à cacher, n’avait qu’à satisfaire la curiosité d’un public exigeant avec ses artistes, qui devait connaître et clarifier toutes leurs préoccupations, avant de faire à nouveau confiance à cette jeune femme douée. Mais malgré la répétition de toutes les variations de réponses aux questions qu’elle imaginait qu’on pourrait lui poser, Hogla était extrêmement nerveuse, comme une adolescente inexpérimentée la veille de son mariage, ou comme une nouvelle mère la veille de l’accouchement de son premier enfant. À peine a-t-elle pu s’endormir très tard la troisième veillée de cette sombre nuit, à cause de sa nervosité, de sa suprême lassitude et de l’activité continue, déjà inhabituelle, des derniers jours de cette semaine.
Aussi régulièrement que le sommeil lui échappait, elle s’endormit profondément quand elle finit par avoir du sommeil. La fatigue l’envahit enfin. Son repos bien mérité la plongea dans l’inconscience profonde et totale du sommeil. Le sommeil et la fatigue avaient concouru à l’éloigner de toute la réalité environnante, comme elle le méritait bien.
C’était déjà la troisième heure de la quatrième veille de la nuit, ou très près, quand tout à coup Hogla fut brusquement secouée, brutalement tirée des profondeurs de son sommeil. Pendant quelques instants, elle ne put dire si elle rêvait ou si elle était vraiment éveillée. Son esprit n’enregistra pas l’agitation autour d’elle.
Dans le processus de réveil, émergeant des profondeurs du sommeil et de l’inconscience, les secondes semblaient s’étirer inexplicablement en de multiples morceaux du présent, d’un présent vague, éthéré, intangible qu’elle ne voulait pas, ne pouvait pas reconnaître comme réel. Et plus elle avançait du rêve à la réalité dans ces instants infiniment longs, plus la nouvelle réalité vibrante lui paraissait horrifiante.
Il y eut un profond gémissement que Hogla n’avait jamais entendu de sa vie. Il y avait des cris et des imprécations partout. Il y avait des hurlements, des meuglements et des grognements d’animaux que Hogla n’avait jamais entendus auparavant. Et il y avait des sons étranges qui semblaient provenir de chaque mur, de chaque poutre, de chaque étagère, de chaque planche, de chaque verrou, comme si la structure même inerte des maisons se plaignait pitoyablement. Il y avait de minuscules éclats méconnaissables aux oreilles endormies de l’artiste. Hogla ne pouvait pas non plus distinguer les odeurs étranges qu’elle sentait. C’étaient des odeurs extrêmement agréables, horriblement mêlées à d’autres fétides, sulfurées, mais toujours différentes de celles des excréments humains et des déjections animales, qu’elle connaissait, ainsi que tous les habitants de la région.
Et ce gémissement profond et persistant, qui s’interrompait parfois, et attirait à nouveau son attention… elle ne pouvait le définir ni l’identifier dans sa somnolence qui reculait si lentement. C’était comme un gémissement ultra-humain, sous-humain, indéfinissable de vibrations dont la fréquence correspondait aux battements de cœur viscéraux involontaires que Hogla commençait inexplicablement à ressentir. Son humeur commençait à se figer dans toutes ses entrailles. Une peur terrifiante, inintelligible et méconnaissable montait en elle du fond du sommeil.
Mais ce qui avait certainement réveillé Hogla, c’était ce mouvement inattendu : un mouvement rythmé, mesuré, comme le mouvement d’un hamac, comme le mouvement d’un bateau dans une tempête sur la mer de Kinnéreth ou sur la mer de Tibériade. Ce mouvement étrange et inattendu rappela à Hogla, encore à moitié ivre du rêve à moitié digéré, une expérience qu’elle avait déployé des efforts extraordinaires pour éradiquer de sa mémoire. Et maintenant, en moins d’un clin d’œil, tout était de nouveau là, présent, vivant, réclamant toute son attention. Ce n’était pas possible. Ce n’était pas juste. Après tant d’efforts persistants et prolongés… encore une fois ? C’était inconcevable pour lui. Mais ça y était. Il l’avait réveillée, et même sortant des étreintes enveloppantes du sommeil, il était présent. Elle se sentait légère, vulnérable, hors de contrôle, incapable de rejeter ce va-et-vient rythmique. Et le miracle n’était pas encore complet.
Tremblante, dans une horrible peur déraisonnable, comme toutes les peurs, elle avait besoin d’ouvrir les yeux. Mais son corps ne répondait pas aux injonctions clamées, provenant de son cerveau. Après des efforts répétés et inouïs, sa respiration marquait le même rythme intelligent, accablant et incontrôlable ; ses mains et tous ses muscles crispés, tendus jusqu’à la douleur, essayant d’arrêter ce mouvement rythmique et persistant indésirable, elle ouvrit les yeux.
Il ouvrit les yeux, mais en vain. Elle s’attendait à voir même des dents blanches derrière des lèvres pincées, d’une personne en convulsion d’agonie. Elle s’attendait à sentir le souffle chaud et rythmé sur son visage et sur son cou. Elle s’attendait à sentir le poids du monde sur son corps endolori et meurtri. Elle s’attendait à sentir l’odeur caractéristique de la sueur fraîche, et l’humidité chaude qui envahissait son intimité la plus secrète. Mais elle n’a rien vu. Elle n’a rien ressenti. Il n’y avait rien. Ce rythme intelligible monstrueux continuait sans relâche comme si elle chevauchait un dromadaire dans un voyage sans fin vers sa ville natale et la maison de son père.
Commençant à reprendre conscience, elle a essayé de s’asseoir, mais a à peine réussi à se lever sur un coude sur son lit. Ses sens furent balayés, enregistrant ce brouhaha de sensations et de signaux mixtes que son cerveau ne pouvait supporter de recevoir, et encore moins d’enregistrer ou de classer de manière ordonnée comme cela aurait dû l’être. Elle prit conscience de l’obscurité complète qui l’entourait, et ses yeux ne trouvèrent pas la minuscule lampe à huile, fabriquée de ses propres mains à la mesure de son goût, qu’elle maintenait allumée chaque nuit sur le petit tabouret à côté de son lit. L’obscurité autour d’elle était totale, enveloppante, provocante.
Ses oreilles commençaient à s’approprier la classification des bruits qui la bombardaient de partout. La première chose qu’elles ont pu classer et organiser, ce sont les cris humains et les hurlements des chiens qui, blottis près du poêle ou à côté de leurs maîtres, rendaient piteusement compte de cette expérience unique, inoubliable et incomparable.
Quelque chose de transcendantalement catastrophique doit se produire, à en juger par les cris qui ont brisé la nuit sombre. De toute sa vie, Gomer n’avait jamais connu une telle situation. Gomer, déjà complètement éveillée, commença à réaliser la situation dans laquelle elle se trouvait. En tâtonnant, elle parvint à attiser quelques braises dans le brasier de bronze où elles avaient été conservées pendant la nuit, et parvint à allumer temporairement une torche. Dans sa lumière vacillante, elle examina grossièrement la pièce et réalisa à quel point ce jugement de YHWH, loué soit son Nom, a été désastreux. Des décombres tout autour, elle sortit une lampe dont l’huile s’était renversée, mais ne s’était pas cassée, car elle était posée sur l’étagère basse, y versa de l’huile, l’alluma et éteignit la torche fumante. Avec la lampe, elle fit le tour de la pièce en faisant une inspection minutieuse de ses affaires. Elle vérifia, totalement découragée, que l’odeur de parfum qu’elle avait sentie et qui imprégnait encore l’air était due au fait que le seul vase d’albâtre qu’il lui restait, qui était rempli de parfum, non ouvert, et qui représentait le total restant de ses économies, était tombé, cassé et son contenu s’était renversé. Avec l’accident, les maigres biens précieux qu’elle avait laissés dans sa chambre étaient perdus.
Elle ne put s’empêcher de penser à son nouvel atelier. Quels seraient les dégâts là-bas ? La maison était vieille, plus ancienne que celle que ses amis lui louaient, alors ses espoirs sombraient dans le désespoir. D’une part, elle remercia YHWH, loué soit Son Nom, pour la vie, car sa prémonition initiale fut exclue à son réveil, mais d’autre part, elle ne put trouver de réponse à la fureur avec laquelle l’ennemi la harcelait. Pourquoi YHWH avait-il permis qu’un tel désastre détruise ses biens ? Comment aurait- elle pu ouvrir son nouveau commerce si son nouvel atelier avait subi une destruction comme celle mise en scène ici ? Ce n’était pas juste, pas du tout. Elle avait essayé de servir son Dieu YHWH, de louer son Nom, mais maintenant ça ! Comment pourrait-on faire le rapport entre ces deux incidents ? Elle a beau y réfléchir encore et encore, elle n’en trouvait pas de réponse satisfaisante et rationnelle.
David Vélez Sepúlveda, Docteur en Arts, spécialisé en littérature hispano-américaine et enseignant par vocation.