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Le phénomène des migrations agite bien des passions. Touchant au peuplement même d’un territoire, à la confrontation des cultures et aux proportions fluctuantes des représentants de telle communauté ou population, il crée le sentiment chez l’autochtone de ne plus pouvoir décider de ce qui se passe chez lui. Ce fait de société qu’est l’immigration n’est pas nouveau – il est vieux comme le monde et n’a pas toujours été malheureux – mais, en raison de l’évolution des démographies et de la mondialisation, il prend de l’ampleur et surtout il est perçu de manière beaucoup plus aiguë. C’est un facteur parmi d’autres de la variété culturelle et ethnique de beaucoup de nos communautés. Comme le phénomène ne peut que se renforcer à l’avenir, autant s’y préparer avec réalisme et dans un esprit positif et serein.
La notion d’accueil de l’étranger ne saurait laisser indifférent le croyant, lecteur assidu des Écritures. Lui sont familières, et chères, des déclarations comme : « Si un étranger vient séjourner avec vous … vous ne l’opprimerez point » (Lv 19.33), « si ton frère devient pauvre … tu le soutiendras ; tu feras de même pour l’étranger qui demeure dans le pays, afin qu’il vive avec toi » (Lv 25.35), ou encore : « le septième jour est le jour du repos de l’Éternel … tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur … ni l’étranger qui est dans tes portes » (Ex 20 10). Les chrétiens (1P 2.11), comme les héros de la foi (He 11), reconnaissent au moins théoriquement qu’ils sont « étrangers et voyageurs sur la terre ». Mais, de fait, ces textes bibliques ne restent-ils pas lettre morte tant les chrétiens se sentent partagés en leur for intérieur et concrètement très démunis ? Entre les temps bibliques et l’époque actuelle, spécialement ces dernières années où les (questions de) migrations ont pris une ampleur considérable, tant pour des raisons économiques que politiques ou écologiques, les conditions de vie ont tellement changé qu’il faut un réel effort d’imagination, une grande générosité de cœur, une vraie fidélité à l’esprit de la Révélation et l’acuité du regard de la foi pour accepter de reprendre ces paroles à son compte et tenter de les vivre. Une réflexion s’impose. Ces pages voudraient en indiquer les lignes directrices.
L’accueil, une rareté à cultiver
Le mot accueil s’est banalisé. Pris au sens fort, celui d’une rencontre de l’autre, d’une chaleur relationnelle, la notion tend à se raréfier. Pourtant, c’est une dimension importante de l’existence puisque l’humain est un être de communication, et surtout pour le chrétien parce qu’elle est mise en application concrète du message évangélique : « Accueillez-vous les uns les autres, comme le Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu » (Rm 15.7). Dans cette exhortation, la réciprocité de l’accueil (« les uns les autres »), si elle n’élimine pas de fait la distinction entre accueilli et accueillant, en atténue beaucoup la portée au point de vue spirituel : potentiellement, nous sommes tous l’un et l’autre. L’accueil fut un des éléments clés de l’édification et de la dynamique de l’Église primitive. Gage d’une qualité de vie et de témoignage, il est aussi reconnaissance que l’autre, quel qu’il soit, est enfant de Dieu, que c’est un être unique, accueilli par Dieu, appelé, comme chacun, à une réconciliation complète, non seulement avec Dieu ou avec lui-même, mais aussi avec son prochain. L’accueil devient alors une force vive et intérieure, source de créativité et d’ouverture ; il se manifeste par l’humilité, la disponibilité et la reconnaissance de l’autre et de ses besoins. Cette mission demande écoute empathique, ferveur, engagement, hospitalité, compassion, absence d’arrière-pensée, non- jugement de la personne, capacité potentielle à changer son regard sur l’autre et à vouloir agir ensemble.
L’accueil véritable invite à passer d’une vérité théorique à une vérité pratique vécue et construite jour après jour. Accueillir, c’est communiquer, rétablir la confiance, construire des passerelles. C’est, pour le croyant, un acte de foi rendu agissante par l’amour (Ga 5.6). L’amour (agapè) dans l’accueil n’est pas une approche d’amabilité envers un inconnu, mais quelque chose de plus profond, non ce qu’un être humain accomplit de lui-même, mais ce que Dieu effectue en lui. Démarche qui, sans briser la spontanéité, demande à être apprise, perfectionnée, appliquée avec persévérance. Plus qu’une méthode, c’est un comportement, une manière d’être, dans des circonstances parfois difficiles. L’ambiance générale d’une société de consommation et de profit porte peu au ministère de l’accueil. C’est avant tout une démarche personnelle, difficile à dicter, mais qui peut trouver dans l’action de groupe plus de motivations, d’idées et de moyens concrets.
L’accueil d’une personne ou d’une famille étrangère est relativement simple à l’échelle individuelle. Le problème devient plus complexe lorsque l’afflux d’étrangers place l’Église ou la société face à des groupes importants de personnes. L’accueil de ces étrangers dans une communauté religieuse et a fortiori dans la société devrait suivre les mêmes principes généraux que l’accueil de proximité. Toutefois, leurs conditions d’application (et à plus forte raison d’intégration) à une réalité sociale plus étendue en modifient la signification et la portée. Celles- ci passent du domaine individuel à une dimension sociale. Le fonctionnement général n’est plus seulement de l’ordre de la bonne volonté et des rapports de personne à personne.
La gestion de cet accueil dépend de régulations plus globales, plus étendues et d’une « volonté bonne » si tant est qu’il soit possible de s’entendre sur la nécessité, la signification et les modalités de celle-ci. Ce qui paraît bon pour un individu ou un groupe peut devenir intenable pour d’autres, pour une région, pour une nation. Doivent être prises en compte les particularités ethniques, linguistiques, démographiques, etc. des populations à accueillir. Mais on ne peut faire fi des conditions locales ou nationales économiques (ressources, emploi, urbanisme, etc.), sociales, juridiques, civiques, religieuses, éthiques, etc. de la société et de l’État où se ferait cet accueil. Domaines extrêmement complexes pour lesquels, même avec le plus grand altruisme, ce qui est loin d’être toujours le cas, les solutions idéales n’existent pas.
Le chrétien, un citoyen à part entière, ne peut pas oublier l’ensemble culturel, économique et politique dont il fait partie. Cela doit l’amener d’une part à un certain réalisme et d’autre part à envisager toutes les formes d’engagement possible en vue de faire bouger le monde où il vit et agit. Le combat associatif dans des structures d’inspiration religieuse ou non (car beaucoup de non-croyants militent dans ces domaines avec une immense générosité), dans l’action sociale et politique, nationale ou internationale, pour contribuer au changement des mentalités, des comportements et des lois, sont des exemples parmi beaucoup d’autres.
Qui est l’étranger ?
Après ces nécessaires précisions sur la notion d’accueil, il convient de s’entendre sur celle, assez complexe, d’étranger. L’étranger, c’est celui qui est autre, pour quelque raison que ce soit, religion, culture, opinion, etc. C’est celui qui est ressenti comme différent, inconnu, voire étrange et menaçant. Néanmoins, il faut le distinguer de l’ennemi même si, dans certains contextes, les deux vocables, que l’on trouve déjà dans l’Ancien Testament, peuvent se rejoindre. C’est aussi celui qui se réfugie dans une communauté qui n’est pas sienne et, éventuellement, y réside et y travaille. Dans le Nouveau Testament, c’est le résident, c’est-à- dire celui qui réside momentanément (paroikos) en un lieu dont il n’est pas originaire (Ac 7.6), exilé (Ep 2.19 ; 1P 2.11). C’est ainsi que Jésus est considéré par les disciples d’Emmaüs (Lc 24.18). C’est celui qui séjourne momentanément dans le pays ou qu’on héberge parce qu’il vient d’ailleurs, ce qui rejoint l’étymologie du mot français étranger (du latin extraneus, extérieur, du dehors), ou celui qui, sans être différent, est autre, par exemple par sa naissance. On trouve aussi le voyageur, le nomade, celui qui est de passage, comme le pèlerin à Jérusalem pour les fêtes. Plus importantes encore que les mots sont les réalités auxquelles tous ces vocables renvoient. Dans la Bible, la notion d’étranger est affinée par quatre réalités importantes.
Le premier fait, d’ordre social, est celui du nomadisme dont Abraham est le type avec, à la différence de la sédentarité, ses fragilités, ses risques et ses dépendances vis-à-vis des habitants des régions traversées. Il invite à une démarche de foi, à des expériences de liberté, à des joies, à des rencontres enrichissantes et variées. Il invite aussi le sédentaire auprès de qui le nomade passe, à une attitude d’accueil et de dialogue.
La seconde réalité, conséquence directe de la première, est d’ordre économique : le patrimoine et les ressources du nomade, plus vulnérables en eux-mêmes face aux sédentaires, ne sont pas liés à des possessions foncières. Cette existence du voyageur, fortement dépendante de facteurs climatiques et humains, incitait plus à une gestion respectueuse des dons de Dieu et à une culture de relations de bon voisinage que le fait de se sentir propriétaire.
Conserver cet état d’esprit sera un défi pour le peuple entrant dans la terre promise à Abraham. Nombreux en effet sont les textes assurant que Dieu lui donnerait le pays en possession (Gn 15.7 ; 17.8). On n’a peut-être pas assez noté que le verbe donner, très fréquent, signifie aussi établir, confier une responsabilité ou un usufruit (Gn 1.29 ; 39.4 ; 41.41), donner un signe, une alliance, une postérité, une bénédiction (Gn 1.17 ; 9.12,13 ; 15.3 ; 28.4). Tout ceci va beaucoup plus dans le sens d’un privilège et d’un engagement que d’un droit autorisant une satisfaction égoïste ou présomptueuse. Le sens de cette jouissance agraire est explicitement formulé : « Les terres ne se vendront pas à perpétuité ; car le pays est à moi, car vous êtes chez moi comme étrangers et comme habitants » (Lv 25.23, cf. 1 Ch 29.15). Même dans son pays, le croyant est et reste un accueilli de Dieu. Le Nouveau Testament, nous l’avons vu, reprendra pleinement cette notion d’ « étrangers et voyageurs sur la terre », transformant une réalité économique en principe spirituel.
Le troisième élément se greffe sur l’acte fondateur d’Israël en tant que peuple. Émigrés et exploités en Égypte, les individus et les familles vont vivre l’événement de la libération, d’un voyage vers l’établissement en terre promise. Celle-ci, plus que la constitution d’un patrimoine foncier, visait la nécessaire édification d’une communauté de vie, d’un peuple. La loi, bien comprise, aurait pu être un des éléments essentiels de la vie religieuse, de la structuration du peuple en une communauté solidaire et généreuse allant de pair avec la maturation des individus. Grâce à son statut initial d’étranger, le peuple aurait pu devenir une réunion de personnes, de je constituant une sorte de nous collectif, identitaire mais généreux et ouvert. Le souvenir de son passé, l’hospitalité et l’intégration des étrangers résidents, la notion de gestionnaire responsable de préférence à celle de propriétaire égoïste, auraient pu faire d’Israël un peuple phare. Dans l’oubli de ces notions, l’étranger, l’autre que moi, peut être perçu comme d’autant plus dangereux : il incarne tout ce qui n’est pas nous, d’où le risque d’une fermeture et d’une hostilité potentielle.
Le quatrième fait, qui va remettre les Israélites en position d’étrangers en terre lointaine, l’exil, sera le temps d’une double expérience. D’une part, à nouveau, la souffrance face à la jalousie, à la xénophobie, à la persécution ; d’autre part, l’occasion pour de nombreux Juifs d’être appréciés pour l’énergie et les talents qu’ils ont mis au service de la société ou des gouvernements païens. Malgré cette expérience difficile de l’exil, la minorité qui reviendra au pays manifestera, par rapport aux Samaritains et aux païens, les tendances d’une communauté, d’un nous hélas fortement identitaire et exclusif, et donc à tendance intolérante.
Le rapport à l’étranger
Le développement de l’Église chrétienne, née en milieu juif palestinien, bientôt largement ouverte et dirigée vers les nations, va faire de ses missionnaires des étrangers volontaires. Cette dynamique exprime concrètement qu’un des aspects de la mission de Jésus est de renverser tout mur séparant les hommes. Un peu comme le sel se dissout, disparaît mais communique sa saveur à l’ensemble, la notion d’étranger est à la fois dépassée et généralisée (« il n’y plus ni Juif ni Grec », Ga 3.28). Comment le chrétien, étranger sublimé par sa relation au Christ et étranger assumé par sa mission, ne pourrait-il pas parler cœur à cœur, avec respect, à tout étranger quel qu’il soit ?
L’étranger ne sera pas perçu de la même manière suivant qu’il est un touriste, un réfugié ou un immigré, économique ou politique. Pourtant, dans les trois situations, on peut constater une ambivalence latente : d’une part accueil et générosité, d’autre part opposition plus ou moins manifeste ou hostile qui sera à l’origine d’un non-respect.
L’étranger touriste pourra être objet de moqueries, et même de prises à partie ou d’exploitations commerciales. Voisin du touriste, mais pour une durée plus longue, ce qui change la donne, l’étranger résident s’est expatrié pour des raisons économiques, culturelles, climatiques ou autres. Dans ce cas, toutes les nuances allant de l’acceptation sympathique et coopérative au rejet plus ou moins agressif sont possibles. Accueil lorsque l’étranger est perçu comme un enrichissement culturel ou financier favorisant la survie ou la renaissance de certaines régions. Hostilité lorsque, au contraire, il est ressenti comme un envahisseur contribuant, par exemple, à la dégradation de la vie sociale ou au renchérissement du coût de la vie.
Les nouveaux migrants peuvent aussi être des personnes diplômées ou professionnellement qualifiées, facteurs de richesses, de valeurs humaines et spirituelles pour le pays d’accueil comme pour les Églises. Un enjeu difficile pour eux sera de trouver un équilibre entre intégration et conservation d’une certaine identité culturelle. Là encore, les communautés religieuses peuvent jouer un rôle positif non négligeable.
Ce phénomène reste toutefois marginal par rapport aux réactions suscitées par les réfugiés et plus encore par les immigrés, surtout lorsqu’ils sont en nombre, et pour lesquels les comportements sont plus contrastés autour d’attitudes caritatives ou xénophobes. Pourtant, la situation du réfugié incite à se montrer hospitalier envers celui qui arrive dans un territoire pour une raison de force majeure. Ce contexte de protection de populations ou d’individus persécutés devrait encourager le chrétien à refuser toute hostilité et à opter résolument, par principe et par amour, pour l’accueil plutôt que pour le rejet. Quant à l’immigré, au travailleur étranger, il devient souvent un pion, sans liberté de choisir, vulnérable, très dépendant, sur l’échiquier économique, de réalités le dépassant totalement, entre la nécessité de survivre et de faire vivre des familles généralement restées là-bas au pays et la demande de main d’œuvre du pays qui accueille. C’est en vertu de la justice et du droit, du devoir d’aide et du secours à personne en danger que l’action en sa faveur devrait s’exercer. Mais n’y aurait-il pas des raisons supplémentaires d’avoir à son égard au moins la compassion qu’on aurait pour un animal abandonné et blessé ?
Le respect de l’étranger
Face à l’étranger, le chrétien peut difficilement rester neutre. De fait et sans prétention, l’Église peut rendre grâce à Dieu de l’esprit d’accueil, de la générosité et du dévouement de beaucoup de ses membres. Mais elle doit aussi reconnaître humblement et confesser qu’elle n’a pas parfaitement su éveiller tous ses membres aux implications exigeantes du message du Christ. Comme tout homme, le chrétien n’est pas à l’abri de racismes de toutes sortes, d’autant plus dangereux qu’ils sont souvent masqués, niés (« et pourtant je ne suis pas raciste… mais »), parfois assortis de justifications ou résultant de positions politiques incomplètement analysées. C’est donc avec un soin tout particulier qu’il doit lutter contre les tendances naturelles du cœur humain et les discours idéologiques qui, par des arguments sécuritaires, identitaires ou protectionnistes, s’opposent profondément aux principes de l’Évangile. Ce sont ces principes, rappelés ci-dessous, que le chrétien doit mieux comprendre, approfondir, intégrer et assumer. Par une conversion de chaque jour (metanoia, conversion, changement de mentalité), dans la prière, la remise en question de lui-même et de ses égoïsmes bien cachés, l’ouverture au Saint- Esprit qui seul peut nous amener à ne pas nous « conformer au présent siècle » et d’être « transformés par le renouvellement de l’intelligence » (Rm 12.2).
Le croyant est invité à aimer l’étranger comme son prochain, mais aussi comme un autre lui- même. Ne pas lui témoigner de respect serait ne pas se respecter soi-même. Qu’il soit ou non étranger, chaque être humain est unique au monde. Pour le croyant, c’est un enfant de Dieu et une personne dans laquelle le Christ nous demande de le reconnaître. C’est pourquoi sa valeur est absolue et n’est pas fonction de caractéristiques personnelles (statut, compétences, etc.). Une des manifestations les plus tangibles de la valeur de la personne est sa dignité, premier élément du devoir de respect. À cela, ajoutons que le chrétien se souviendra qu’il est, lui aussi un migrant sur cette terre. La qualité d’étranger n’est-elle pas, selon Jésus lui-même et à son image, une des caractéristiques du chrétien : « ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde » (Jn 17.16) ? Les vertus caritatives, spécialement en faveur des déracinés et des exploités, sont une dimension constitutive de sa mission, c’est-à-dire témoigner en paroles et en actes de l’amour de Dieu pour tout être humain.
Les êtres humains, théoriquement, sont égaux en droit. Les actions du chrétien, qu’elles soient individuelles ou collectives, devraient tendre à donner toujours plus de réalité aux droits moraux et spirituels. Ceux-ci ne sont pas liés à certaines conditions d’âge, de nationalité, d’état mental, etc., comme peuvent l’être par exemple certains droits civiques. L’égalité de statuts devant Dieu entraîne une réciprocité de droits, donc de devoirs, en particulier de considération, de respect de l’autre, dont un des modes les plus bafoués est le respect des personnes dans leurs différences. Ces différences, de fait, peuvent créer des difficultés, relationnelles ou autres ; elles ne sont pas faciles à surmonter. Elles ne peuvent être ni gommées, ni élevées au rang de référence autoritaire. Mais la foi, au-dessus des cultures, peut ennoblir ces différences et les rendre aussi enrichissantes que possible pour tous, car elles portent en elles les ressources de la diversité.
Toutefois, pour éviter tout malentendu ou complaisance regrettable, précisons que respect et acceptation de la personne, dans sa différence même, ne veut pas dire approbation de n’importe quelle conduite. Le devoir de respect et d’accueil n’autorise pas chez celui qui en bénéficie n’importe quel comportement, fût-il revendiqué comme un droit, en particulier s’il est nuisible, à soi-même, aux autres, ou à la société. L’égoïsme n’est pas l’apanage de telle ou telle catégorie mais de l’être humain en général. Le duo accueillant-accueilli se fonde sur la nécessaire complémentarité et la réciprocité des devoirs et des droits. Les droits de l’accueilli impliquent les devoirs aimants de l’accueillant. Ces droits entraînent en retour des devoirs. En conséquence, l’accueilli acceptera de respecter la culture et les lois, par exemple de payer des impôts. Il se fera une obligation de s’adapter à la culture du pays d’accueil et de contribuer à son bon fonctionnement. Et s’il ne se reconnaît pas dans les pratiques culturelles et cultuelles de la communauté religieuse qui l’accueille, par exemple l’attitude corporelle à adopter pour la prière, il peut exprimer ses points de vue, les proposer comme source de réflexion et d’enrichissement, non les imposer comme la seule référence acceptable.
Les remarques précédentes sur les droits et devoir des uns et des autres révèlent assez bien qu’un accueil (résumé, en schématisant, par la prédominance de l’action de l’accueillant en faveur de l’accueilli) se transforme rapidement et nécessairement, en vivre ensemble. Accueillir, sauf en cas de dépannage momentané et sans suite, n’est souvent qu’une étape vers une certaine communauté de vie. Si donc le respect de quelques droits et devoirs est important à prendre en compte dans le cadre de l’accueil, à combien plus forte raison devient-il essentiel dès que s’instaurent des liens bilatéraux et suivis. C’est le cas dans une église locale lorsque celle-ci veut croître en fraternité et en plénitude. Le multiculturalisme d’une communauté ne crée pas les difficultés du vivre ensemble, mais il le révèle parfois de manière aiguë. Ce sujet de réflexion, intimement lié à l’accueil, toutefois, est autre et nécessiterait une étude à part entière.
La responsabilité du chrétien, citoyen du monde
Trois grands éléments semblent importants à prendre en compte. Tout d’abord la mondialisation elle-même, contexte immédiat de l’immigration aujourd’hui. La facilité des communications, la multiplication des échanges touristiques, la connaissance mutuelle de toutes les cultures par la télévision jusque dans de petits villages du Tiers-Monde et l’inégalité du développement, sont des facteurs qui ont accéléré la mobilité internationale en provenance des pays les plus pauvres vers les États les plus riches. Dans ce contexte, l’immigration pose de manière cruciale la question des inégalités sur la planète et celle du refus ou de l’incapacité des plus riches à accélérer le développement des contrées en grande précarité. Ensuite l’intégration : quelle que soit la plus ou moins grande fermeture à l’immigration, la question de l’intégration doit être posée. Enfin, les conditions légales d’immigration. Il existe une tension entre d’une part l’égalité absolue à laquelle tout être humain pourrait théoriquement prétendre depuis la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, et d’autre part les droits politiques diversement définis.
Le chrétien a un rôle civique, politique, écologique à jouer comme citoyen de son pays et habitant de la terre. À ce point de vue aussi, il est tiraillé en deux attitudes opposées :
D’un côté, il sait qu’il ne peut revendiquer comme propriété égoïste et exclusive la planète qui le nourrit ; cela implique tempérance et partage, respect des ressources en eau et en énergie, entre autres. L’enracinement du chrétien ne se fait pas d’abord dans une terre, une culture, une société ou une ethnie, avec ses façons de voir et de penser, quelles que soient les valeurs de celles-ci ; il devrait se fonder prioritairement en Christ.
D’un autre côté, chaque citoyen doit comprendre aussi qu’un pays ne peut pas tout faire en termes d’accueil. Un État a le droit et certainement aussi le devoir d’assurer les conditions sociales permettant le bien-être de tous. Devant les flux migratoires qui pourraient devenir énormes dans les décennies à venir, sous la menace du changement climatique notamment, une réflexion et des actions urgentes et importantes de tous, citoyens et politiques, s’imposent. Non seulement pour tenter de réguler ces flux avec justice et humanité, mais aussi et surtout pour travailler en amont à plus d’équité planétaire. Cette tâche, au niveau des causes, est urgente et démesurée. Démarche qui se voudra modeste, dans la mesure où la complexité du monde rend souvent beaucoup de difficultés insolubles, mais néanmoins résolument engagée et non fataliste. Cela implique, auprès des populations pauvres :
– un engagement et une lutte contre toutes les formes d’injustice et d’exploitation,
– des aides, sans paternalisme, pour un meilleur accès à l’éducation, aux soins et à une plus grande autonomie décisionnelle et économique ; cet objectif souligne que si une aide ponctuelle et immédiate est souvent indispensable, il est tout aussi nécessaire de ne pas rendre dépendant et de penser, de vouloir, dès le départ, l’aide comme un pont pédagogique vers l’autonomie,
– un partage des richesses et des savoir-faire, particulièrement ceux qui visent le bien- être de base et sont respectueux de l’environnement.
Ainsi, à partir d’un enjeu personnel et local – le respect de l’étranger dans son entourage – se pose avec acuité une autre question éthique, plus vaste et plus difficile encore, celle de la souffrance ou de la survie de populations entières dans leurs pays d’origine ou en exode vers un improbable eldorado.
L’étranger, le Christ et moi
La question de l’étranger n’est donc pas un sujet banal que l’on peut négliger, oublier, évacuer, différer ou traiter à la légère en se contentant de formules toutes faites ou d’arguments électoraux de type populiste. Avant même d’être juifs, chrétiens ou musulmans, les fils d’Abraham, en tant qu’êtres humains, devraient tirer exemple du modèle laissé par leur ancêtre. Abraham, le nomade, a inspiré ce conseil : « N’oubliez pas l’hospitalité ; car, en l’exerçant, quelques-uns ont logé des anges, sans le savoir » (He 13.2). Les trois étrangers qu’il a accueillis furent ceux par qui lui fut annoncée la plus belle expérience de sa vie, gage de la promesse selon laquelle toutes les familles de la terre seraient bénies en lui. Il nous appartient d’être les artisans, partiels il est vrai, modestes mais engagés, de la réalisation de cette promesse qui, accomplie en Christ, demande à être, chaque jour, mise inlassablement en application.
Le chrétien peut avoir, dans le domaine de l’accueil, un légitime souci philanthropique de générosité et de mouvement vers l’autre, quitte à buter sur l’ampleur de la tâche et à être écrasé par le sentiment de son impuissance. Il peut aussi avoir un souci sécuritaire qui se traduit par repli sur soi et des jugements sur ceux qui sont autres. Ce qu’il ne peut pas faire, à moins de renoncer à sa qualité d’enfant de Dieu et à sa vocation, c’est d’être inattentif aux différences, particulièrement lorsque celles-ci sont injustes. Il ne peut pas refuser d’y consacrer un minimum de temps de réflexion et penser a priori que cela ne l’engage pas d’une manière ou d’une autre. Il est appelé à se conduire en fils d’Abraham et en disciple du Christ, ou plus modestement comme un prochain, un Samaritain, sans se donner, tel le sacrificateur ou le lévite, mille bonnes raisons de passer outre (Lc 10.25-37).
Le chrétien est même averti que cette relation au prochain est un des critères de l’authenticité de son salut : « Venez, vous qui êtes bénis de mon Père; héritez le royaume. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’étais étranger et vous m’avez recueilli. Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand t’avons-nous vu étranger et t’avons-nous recueilli ? Quand t’avons-nous vu malade ou en prison, et sommes-nous venus te voir ? Le roi leur répondra : Je vous le dis, dans la mesure où vous avez fait cela pour l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25. 34-45) Le christianisme est d’abord une vie d’amour vécue au quotidien, sans discrimination a priori, une vie où nous sommes responsables de respecter, d’aider, de ne pas fuir, de ne pas juger, ni même jauger, trop vite, toute personne que nous côtoyons. On peut penser que si Jésus parle si justement de l’accueil de l’étranger, c’est qu’il a lui-même vécu, de l’intérieur, ce statut d’étranger. À Bethléem, plus tard en Judée, traité de Galiléen et même de Samaritain, puis nommé étranger (paroikos) sur le chemin d’Emmaüs, ne fut-il pas l’Étranger par excellence ? Il l’était vraiment, lui qui était d’en haut et non de ce monde (Jn 8.23). Il nous invite, les étrangers d’en bas, à le rejoindre dans la demeure qu’il nous prépare, une patrie d’amour où tous les étrangers, que Dieu aime (Dt 10.18), sont frères. Si le Christ est l’étranger, et si le Christ est ma vie, je suis confronté à cette réalité troublante que Jésus peut m’aider à reconnaître et à assumer : d’une certaine façon, l’étranger est au fond de moi, l’étranger, c’est moi !
Cette idée paraît étrange à première vue, donc troublante. Elle peut aussi être enrichissante. Explorons brièvement cette seconde voie grâce à la notion d’identité. Celle-ci est au cœur de la dynamique d’une personne comme d’une communauté, dans ses mouvements les plus généreux ou dans ses replis sécuritaires et agressifs. Or, l’analyse révèle que l’identité a deux facettes. Prenons le cas d’une personne. Le je dans la phrase « je suis Jean, ou Jeanne Dupont » exprime qu’elle est la même qu’il y a dix ou vingt ans et le sera jusqu’à sa mort. C’est son identité permanente. Mais il existe une deuxième dimension, tout aussi essentielle, celle du je dans des expressions comme « je suis triste, je suis content(e) ». Cette facette traduit, à un moment donné, un soi qui peut changer ou surgir de manière inattendue, surprendre, désoler ou ravir. Cette identité-là témoigne de la présence au plus profond de chacun d’un autrui. Le proverbe : « tel qu’on est, on croit les autres », la réflexion : « les paysages sont des états d’âme », ou la confession du poète : « Je est un autre » vont dans le même sens.
Dans cette perspective, l’accueil, outre son objectif caritatif, peut alors devenir un facteur de découverte de soi-même. L’attitude à l’égard des autres étant toujours, peu ou prou, une caricature du regard, plus ou moins conscient, avec lequel on se perçoit. Tout homme mature, après avoir surmonté étonnement et refus, sera reconnaissant à l’étranger de lui parler de lui- même, de le faire de manière différente des flatteurs, même si ce n’est pas toujours glorieux, et de l’inviter à penser à la qualité de sa personnalité et à la gestion de sa propre destinée. Le chrétien apprenant au fil du temps, par la puissance de l’Évangile, à s’aimer et à aimer son prochain, dans le respect de l’identité de l’autre et de lui-même, pourra cheminer vers une libération d’un esprit de mépris ou de rejet de l’étranger. L’accueil, pour ceux qui le veulent bien, sera ainsi, dans la transformation de son caractère, une école de vie intérieure. Ecole d’exigence pour soi, d’indulgence pour l’autre.
L’étranger et nous
Une réflexion et une action en faveur de l’étranger et son accueil, pour être généreuses en même temps que réalistes et efficaces, ne peuvent se limiter à être individuelles. Elles doivent être accompagnées, amplifiées au niveau de la collectivité. Or, une dimension importante de cette dernière dépend d’une certaine perception qu’une population donnée a d’elle-même et des réalités environnantes. L’existence d’étrangers contribue à forger, pour le meilleur ou pour le pire, dans la population qui les reçoit, un état d’esprit, un sentiment d’une appartenance, il est vrai assez abstrait, mais cependant agissant et puissant, le nous. Le terme nous a déjà été employé, au début de ce document, pour essayer de traduire la formation du peuple d’Israël à partir de ce qui, au départ, ne semblait être qu’un agrégat d’individus ou de familles. Un autre exemple, plus moderne, peut illustrer l’existence et la force de ce nous. Les supporters d’une équipe sportive connaissent bien cette réalité vivante lorsque, après une victoire de leur club ou de leur pays, ils proclament fièrement : « Nous avons gagné ! » Il en est de même pour toute communauté, y compris l’Église chrétienne.
Dans cette perspective, au changement radical de la personne mentionné précédemment, doit correspondre une transformation communautaire. Car si le salut est individuel, la vie dans le salut est collective et la communauté locale en est la cheville ouvrière. Dans cette communauté pourrait et devrait s’établir un dialogue, une prise de conscience sur la misère humaine et se mettre en place, éventuellement en appui aux interventions individuelles, une action collective de ce nous. N’est-ce pas une des fonctions de l’Église ? Ce qui n’empêche pas d’ailleurs de reconnaître et de soutenir des associations et des organisations caritatives sérieuses, accomplissant souvent ce que personne, individu ou collectivité, ne pourrait faire à leur place. Une piste qu’il conviendrait d’envisager, plutôt que de vouloir tout faire tout seuls, est la participation réfléchie et concertée de membres d’Église à des associations qui ont déjà une expérience, une expertise dans ces domaines. Mais cela ne peut se substituer au travail de proximité de chacun et au témoignage de chaque communauté chrétienne.
Cette action sera loin d’être facile. Tout d’abord parce qu’il est difficile de passer d’une belle théorie générale sur l’amour à des actes concrets utiles, pertinents, sages. Ensuite parce que, involontairement parfois, ceux-ci se révèlent contre-productifs et trahissent les meilleures intentions initiales. Difficile encore non seulement parce que l’humanité va affronter, comme nous l’avons dit, des défis d’une ampleur sans précédent, mais aussi parce qu’il existe des problèmes tellement complexes, souvent dus à des cascades d’actions humaines pour le moins malheureuses dans un monde aux tensions contradictoires, qu’ils en sont insolubles. Parfois, des solutions généreuses mais mal préparées peuvent se révéler contre-productives ou franchement perverses. Parfois aussi, hélas ! le bénévolat, même le plus généreux, peut aisément devenir suspect aux yeux de certains. Enfin parce que, vis-à-vis de personnes en situation irrégulière, la marge de manœuvre est faible si l’on ne veut pas tomber dans l’illégalité.
Ce risque est fonction des lois de chaque pays. Il est attaché à la désobéissance civique qui correspond bien au principe énoncé par les apôtres : « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes », ou à ce qu’en Grèce on appelait les « lois non écrites ». Cette objection de conscience sera principalement le fait de personnes courageuses s’engageant pour elles-mêmes. Il est réconfortant de constater que les chrétiens n’en ont pas le monopole. Certaines décisions, comme par exemple l’acceptation d’une lettre de transfert ecclésiastique, engagent la communauté locale. Dans tous ces domaines il n’est pas possible de légiférer car chaque cas est spécifique. Une réflexion souvent énoncée doit être rappelée : tout ce qui est légal n’est pas forcément moral, mais tout ce qui est illégal n’est pas forcément immoral. Ces lignes n’ont pas pour but de décourager les bonnes volontés mais de rappeler la vocation chrétienne et ses exigences. Leur objectif est de :
– tenter de donner une vision aussi large que possible des implications et des enjeux de la foi,
– dégager la leçon spirituelle fondamentale qu’il convient de ne pas oublier : ce n’est pas par nos forces humaines que ce projet peut être mené à bien, mais c’est par la grâce et la puissance de notre Dieu. Les croyants des derniers jours ne seront pas moins courageux que ceux de l’Église primitive dans l’affirmation toujours risquée de leur engagement et de leurs valeurs,
– placer cette réflexion, qu’elle concerne une action locale et ponctuelle ou au contraire de plus grande envergure, non sous le sceau de l’enthousiasme irréfléchi, mais sous celui de la sagesse et de l’étude collégiale. « Quand la prudence fait défaut, le peuple tombe ; et le salut est dans le grand nombre des conseillers » (Pr 11.14).
Envoi
« L’Éternel, votre Dieu, est le Dieu des dieux, le Seigneur des seigneurs, le Dieu grand, fort et terrible, qui ne fait point acception des personnes et qui ne reçoit point de présent, qui fait droit à l’orphelin et à la veuve, qui aime l’étranger et lui donne de la nourriture et des vêtements. Vous aimerez l’étranger, car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte » (Dt 10.17-19). « Tu te réjouiras devant l’Éternel, ton Dieu, dans le lieu que l’Éternel, ton Dieu, choisira pour y faire résider son nom, toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le Lévite qui sera dans tes portes, et l’étranger, l’orphelin et la veuve qui seront au milieu de toi. Tu te souviendras que tu as été esclave en Égypte, et tu observeras et mettras ces lois en pratique » (Dt 16.11,12). Le premier texte, qui exprime la majesté de Dieu et exhorte à l’amour, se rapporte au don des nouvelles tables de la loi. Le second, plus convivial mais non moins solennel, qui invite à la joie en famille et avec les déshérités, les orphelins, les veuves, les étrangers, concerne la fête des semaines ou Pentecôte. Ces déclarations nous parlent du passé. Mais les limiter au passé serait oublier qu’elles sont aussi promesses de la Nouvelle Alliance, celle qui, en Christ, avec le salut, devait amener la loi dans les coeurs et le don de l’Esprit. Pour le chrétien, elles sont de toujours, de chacun de ses jours. Pas forcément présentes à l’esprit comme une préoccupation lancinante ou culpabilisante. Plutôt comme une présence, un mot d’ordre, une conviction profonde qui habite et inspire, qui peut surgir à tout moment pour donner sens à un geste, à une prise de conscience, à un projet. Pour rappeler, en dépit des préoccupations de chacun ou des pesanteurs, contre des pensées trop humaines, les sentiments qui étaient en Jésus-Christ et qui doivent continuer à vivre dans son Église.
Sentiments de solidarité, de fraternité, de bienveillance, d’ouverture, en un mot d’accueil. Le comportement du chrétien à l’égard de l’étranger est une question éthique vitale à laquelle celui-ci acceptera d’être loyalement confronté. Mais il est plus. Dans son engagement même et son témoignage sur les valeurs fondamentales qui sous-tendent sa foi, c’est un véritable geste prophétique. Comme autrefois Israël, l’Église est appelée à présenter aux nations, fût-ce en s’opposant aux mentalités dominantes de son temps, le visage du Dieu de miséricorde.
Commission d’Éthique de l’Union Franco-Belge, octobre 2009